15
— Mais, Memnoch, l’interrompis-je. Il ne vous avait pas donné de critères ! Comment alliez-vous pouvoir évaluer ces âmes ? Comment pouviez-vous savoir ?
Memnoch sourit.
— Oui, Lestat, c’est précisément cela, et, croyez-moi, je m’en rendais compte. Je n’avais pas sitôt pénétré dans le Schéol que la question des critères d’entrée au Ciel devint l’objet de toute ma concentration et mon obsession désespérée. C’est exactement Sa manière de procéder, non ?
— Moi, j’aurais demandé, dis-je.
— Non, non. Je n’en avais nullement l’intention. Je suis parti et me suis mis au travail ! Comme je le disais, c’était Sa méthode, et je savais que mon unique espoir était de remonter avec un critère de mon choix que je lui exposerais, comprenez-vous ?
— Oui, je crois.
— Oui, vous comprenez. Bon. Représentez-vous ceci. La population du monde s’élevait maintenant à des millions, des cités s’étaient dressées, mais, encore peu nombreuses, elles étaient principalement situées dans cette même vallée où j’étais descendu, là où j’avais laissé mon témoignage sur les parois des cavernes. L’humanité avait sillonné la planète du nord au sud, allant le plus loin possible ; des villages, des villes et des forts existaient à divers stades de leur évolution. La terre qui abritait ces cités s’appelait Mésopotamie, je crois, ou peut-être Sumer, ou bien elle se nommera Ur par la suite. Vos érudits en découvrent davantage de jour en jour.
« L’imagination délirante des hommes relative à l’immortalité et à la réunion avec les morts avait partout donné naissance à la religion. Dans la vallée du Nil, une civilisation d’une surprenante stabilité s’était développée, tandis que la guerre n’avait cessé de faire rage dans un pays que l’on nomme Terre sainte.
« J’arrive donc au Schéol, que je n’avais jusqu’ici observé que de l’extérieur ; c’est devenu immense, avec encore quelques-unes des premières âmes qui furent aux prises avec une vie sans fin, et des millions d’autres dont les croyances et les aspirations à l’éternité les ont amenées en ce lieu avec une grande férocité. De folles espérances ont jeté d’innombrables âmes dans la confusion. D’autres ont acquis une telle puissance qu’elles exercent une sorte de domination sur leurs semblables. Certaines ont trouvé le moyen de pouvoir descendre sur Terre, échappant à la force d’attraction d’autres âmes invisibles, et, pour pouvoir vagabonder encore du côté des humains, elles n’hésitent pas à posséder, à influencer ou à aimer, selon le cas.
« Le monde est peuplé d’esprits ! Et certains, n’ayant plus le souvenir d’avoir été humains, sont devenus ce que les hommes et les femmes appelleront à jamais des démons, rôdant en quête de proies, avides de s’emparer d’autrui, de saccager ou de semer la discorde, au gré des différents stades de leur évolution.
— Et l’un de ceux-ci, intervins-je, s’introduisit dans la mère et le père vampiriques de notre espèce.
— Oui, précisément. Amel est à l’origine de cette mutation. Mais ce ne fut pas la seule. Il y a d’autres monstres sur terre, qui existent entre le visible et l’invisible. La grande impulsion de l’univers fut et a toujours été le sort de ses millions d’habitants.
— Les mutations n’ont jamais influé sur le cours de l’histoire.
— Eh bien ! oui et non. Une âme en furie hurlant par la bouche d’un prophète de chair et de sang est-elle une influence, lorsque les paroles de ce même prophète sont enregistrées dans cinq langues différentes et vendues de nos jours sur les rayonnages des grands magasins de New York ? Disons que le processus auquel j’avais assisté et que j’avais décrit à Dieu s’est perpétué. Certaines âmes sont mortes ; d’autres ont acquis plus de vigueur ; d’autres encore ont réussi à revenir dans un corps nouveau, quoique, à l’époque, j’eusse été bien en peine de dire par quel moyen.
— Le savez-vous aujourd’hui ?
— La réincarnation n’a rien d’un phénomène banal. N’y pensez pas. Et les âmes en question n’ont presque rien à y gagner. Vous imaginez sans peine les situations qui la rendent possible. Quant à savoir si cela suppose toujours l’extinction d’une âme naissante lorsqu’elle se produit – autrement dit, si elle implique toujours une substitution avec le nouveau corps – cela dépend des individus. On ne peut pas ignorer ceux qui persistent à se réincarner. Mais cela, comme l’évolution des vampires et autres immortels peuplant le monde des vivants, ne concerne qu’un petit royaume. Je le répète, nous parlons maintenant de la destinée de l’humanité dans son ensemble. De l’ensemble du monde humain.
— Oui, je comprends parfaitement, peut-être mieux que vous ne le pensez.
— Très bien. Sans le moindre critère, je pénètre donc dans le Schéol et j’y trouve une réplique de la Terre, géante et tentaculaire ! Les âmes ont imaginé et projeté dans leur existence invisible un enchevêtrement d’édifices, de créatures et de monstres. C’est la débauche de l’imagination libérée du guide céleste et, comme je m’y attendais, une immense majorité d’entre elles ignorent encore qu’elles sont défuntes.
« Je me jette donc au beau milieu de tout cela, essayant de me rendre aussi invisible que possible, de me concevoir sans aucune enveloppe perceptible ; mais c’est difficile. Car c’est le royaume de l’invisible ; tout y est invisible. Et je commence à errer de par les routes lugubres plongées dans la pénombre, parmi les difformes, les malformés et les informes, les gémissants et les agonisants, et moi, j’ai toujours mon apparence angélique.
« Cependant, ces âmes confuses ne me prêtent guère attention ! C’est comme si nombre d’entre elles ne parvenaient pas à voir distinctement. Or vous savez que ce phénomène a été décrit par des chamans, par des saints, par ceux qui ont vu la mort de très près, l’ont traversée pour ensuite ressusciter et continuer à vivre.
— En effet.
— Ce que les âmes humaines en ont vu n’est qu’un fragment. Moi j’en ai vu la totalité. Je l’ai parcouru en tous sens, allant où bon me semblait, sans peur et indifférent au temps, ou plutôt hors du temps, encore qu’il continuât à s’écouler, bien sûr.
— Un asile de fous peuplé d’âmes.
— C’est à peu près cela, mais à l’intérieur de ce gigantesque asile de fous se trouvaient de très nombreuses demeures, pour reprendre les paroles des Écritures. Dans leur désespoir, des âmes emplies de foi s’étaient rassemblées et cherchaient à renforcer leurs croyances mutuelles, et, par là même, leurs peurs aussi. Mais la lumière de la Terre était trop faible pour réchauffer qui que ce fût. Et la lumière céleste n’y pénétrait pas.
« Ainsi, vous avez raison, c’était un asile de fous, en quelque sorte, la vallée de l’ombre de la mort, l’épouvantable fleuve de monstres que les âmes redoutent de traverser pour atteindre le Paradis. Et que bien sûr, nul n’avait encore jamais franchi en cet endroit.
« La première chose que je fis fut d’écouter : j’écoutais le chant de toute âme qui venait à moi, et donc, me parlait dans ma langue ; je captais toute déclaration, question ou supposition cohérente qui parvenait à mes oreilles. Que savaient ces âmes ? Qu’était-il advenu d’elles ?
« Et je découvris bientôt que ce lieu abominable et ténébreux comportait des gradins, nés du désir des âmes de trouver leurs semblables. L’endroit s’était recouvert de strates, sinistres et assez mal ajustées, et un ordre avait été institué à partir du degré de conscience, d’acceptation, de confusion ou de courroux de chacune des âmes.
« Au plus près de la Terre gisaient les plus damnés d’entre tous, ceux qui ne cessaient de lutter pour manger, boire ou prendre possession d’autrui, ceux qui ne pouvaient accepter ce qu’il leur arrivait ou ne le comprenaient pas.
« Juste au-dessus d’eux se trouvait une couche d’âmes qui passaient leur temps à se battre entre elles, à crier, vociférer, pousser, se démener pour nuire et dominer, envahir ou s’échapper dans une confusion désespérée. Ces âmes ne se sont même jamais aperçues de ma présence. Mais vos humains, là encore, en ont témoigné, au fil des siècles, dans de nombreux, très nombreux manuscrits. Rien de ce que je raconte n’est assurément une surprise.
« Et, très loin de ces combats, au plus proche de la quiétude céleste – encore qu’en l’occurrence, je ne parle pas réellement de directions au sens propre – séjournaient ceux qui avaient compris qu’ils se trouvaient hors des limites de la nature, dans un ailleurs. Et ces âmes, dont certaines étaient là depuis le commencement, étaient devenues patientes dans leurs attitudes, patientes dans leur observation de la Terre, et patientes avec ceux qui les entouraient, s’efforçant de les aider dans l’amour à accepter leur mort.
— Vous avez trouvé les âmes capables d’amour.
— Oh ! toutes en étaient capables, répondit Memnoch. Toutes. Il n’existe aucune âme qui ne puisse rien aimer. Tous et toutes aiment quelque chose, même si cette chose ne subsiste qu’en tant que souvenir ou en tant qu’idéal. Mais c’est vrai, j’ai trouvé ceux qui, emplis de paix et de sérénité, exprimaient leur flot d’affection pour leur prochain ou pour les vivants en dessous. J’en découvris quelques-uns dont le regard était tout entier absorbé par la Terre, et qui n’aspiraient qu’à répondre aux prières qui s’élevaient des sans-espoir, des indigents et des malades.
« Et pendant ce temps, la Terre, comme vous le savez, avait vu des guerres innombrables et des civilisations entières décimées par une catastrophe volcanique. La diversité et les occasions de souffrir ne cessaient d’augmenter de jour en jour. Ce n’était pas seulement proportionnel au savoir, ou à l’évolution culturelle. C’était devenu un processus qui dépassait l’entendement d’un ange. Lorsque j’observais la Terre, je n’essayais même plus de comprendre ce qui dominait les passions des habitants d’une jungle lorsqu’ils s’opposaient à ceux d’une autre, ni pourquoi un peuple passait des générations à empiler des pierres les unes par-dessus les autres. Je savais tout ou presque, mais je n’étais plus en mission terrestre.
« Les morts étaient devenus mon royaume.
« Je m’approchai de ces âmes qui regardaient en bas avec miséricorde et compassion, et qui s’efforçaient, par la pensée, d’influencer les autres dans le sens du bien. Dix, vingt, trente, j’en vis des milliers. Des milliers, je vous dis, pour lesquelles tout espoir de renaissance ou de récompense était perdu. Des âmes qui recelaient une totale résignation ; car c’était la mort ; car c’était l’éternité ; des âmes éprises des êtres de chair et de sang qu’elles apercevaient, tout comme nous, les anges, nous nous en étions épris, et nous en éprenions encore.
« Je m’assis parmi ces âmes et me mis à leur parler, ici et là, sitôt que je pouvais attirer leur attention. Il fut bientôt évident qu’elles étaient indifférentes à mon apparence, considérant que je l’avais choisie comme elles avaient choisi la leur, puisque certaines ressemblaient à des hommes ou à des femmes, alors que d’autres ne s’en souciaient pas. Je suppose donc qu’elles m’avaient pris pour un nouveau au Schéol, dans la mesure où je me sentais obligé de faire pareils déploiements de bras, de jambes et d’ailes. Mais, à condition de les aborder avec une grande courtoisie, elles se laissaient distraire de la Terre, et je commençai alors à les questionner, sans oublier que je devais quêter la vérité sans jamais les brusquer.
« J’ai dû m’adresser à des millions d’entre elles. Pour leur parler, j’ai parcouru le Schéol de fond en comble. Chaque fois, le plus difficile était de les arracher à la contemplation du monde humain, à leur fantasme d’existence perdue ou à leur méditation éthérée, toute concentration leur étant devenue à ce point étrangère et nécessitant un tel effort de leur part qu’elle ne pouvait être requise.
« Les plus sages et les plus aimantes des âmes ne voulaient pas être importunées par mes questions. Et ce n’est que très progressivement qu’elles réalisaient que je n’étais pas un simple mortel mais un être d’une autre substance, et que mes propos faisaient parfois allusion à un lieu au-delà de la Terre. C’est là qu’était le dilemme, comprenez-vous. Elles étaient depuis si longtemps au Schéol qu’elles avaient cessé de spéculer sur les causes de la Vie ou de la Création ; elles ne maudissaient plus un Dieu qu’elles ne connaissaient pas, et avaient renoncé à chercher un Dieu qui se dérobait à elles. Aussi, lorsque j’ai commencé à les interroger, ont-elles cru que j’étais tout en bas, auprès des derniers arrivants, à rêver de châtiments et de récompenses qui jamais ne viendraient.
« Ces âmes pleines de sagesse se penchaient sur leur existence passée dans une longue et sereine rêverie, et, comme je l’ai dit, elles s’efforçaient de répondre aux prières d’en dessous. Elles veillaient sur leur descendance, sur les membres de leur clan, et sur leur propre peuple ; elles veillaient aussi sur ceux qui attiraient leur attention par des manifestations de dévotion spectaculaires et accomplies ; elles observaient avec tristesse les souffrances des humains et, désireuses de les aider, les soutenaient par la pensée lorsqu’elles en avaient la possibilité.
« Plus aucune, ou presque, de ces âmes si fortes et si patientes ne cherchait à se réincarner. Toutefois, certaines d’entre elles l’avaient fait auparavant. Descendues pour renaître, elles avaient dès lors fini par s’apercevoir qu’elles ne pouvaient conserver leur mémoire d’une vie charnelle à une autre, ce qui, de ce fait, rendait vaine toute réincarnation ! Mieux valait traîner ici, dans l’éternité qui leur était connue, et contempler la beauté de la Création, qui les éblouissait, tout comme elle nous avait éblouis.
« Or, c’était au travers de ces questions, de ces conversations interminables et recueillies en compagnie des défunts, que mes critères évoluaient.
« Tout d’abord, pour être digne du Ciel – pour avoir l’ombre d’une chance avec Dieu, pourrais-je dire – l’âme se devait d’appréhender la vie et la mort dans son sens le plus simple. Je trouvai de nombreuses âmes dont c’était le cas. Ensuite, cette compréhension devait impliquer une appréciation de la beauté de l’œuvre de Dieu, l’harmonie de la Création de Son point de vue, une vision de la Nature enveloppée dans des cycles, interminables et imbriqués, de survie, de reproduction, d’évolution et de croissance.
« Nombreuses étaient celles qui en étaient venues à comprendre tout cela. Vraiment. Mais nombreuses aussi étaient celles à trouver que la vie était belle et la mort triste, sans fin et terrible, et qui auraient préféré ne jamais naître si on leur en avait donné le choix !
« Je ne savais comment réagir face à cette conviction, mais elle était très répandue. Pourquoi nous a-t-Il créées, quel qu’il soit, si nous sommes à jamais condamnées à rester ici, hors de ce monde auquel nous n’appartiendrons plus jamais, à moins que nous ne souhaitions y replonger pour y souffrir à nouveau tous ces tourments, en échange de quelques moments de gloire, que nous n’apprécierons pas davantage la prochaine fois que la précédente, puisqu’il nous est impossible d’emporter avec nous notre expérience à chacune de nos renaissances !
« De fait, c’était à partir de là que beaucoup d’âmes avaient cessé d’évoluer ou de changer. Elles se sentaient très préoccupées et miséricordieuses à l’égard des vivants, mais elles connaissaient le chagrin et n’étaient plus en mesure d’imaginer la joie. Elles s’acheminaient vers la paix ; et la paix semblait certes le plus bel état qu’elles pouvaient atteindre. Cette sérénité, troublée par leurs tentatives de réponses aux prières, était particulièrement difficile, encore qu’elle me semblât à moi, un ange, pleine d’attrait. Et je demeurai longtemps, très longtemps, en compagnie de ces âmes.
« Or, si seulement je pouvais leur expliquer, m’étais-je dit, si je pouvais commencer à les instruire, peut-être pourrais-je leur redonner espoir et les préparer pour le Ciel. Toutefois, dans leur situation, elles n’y étaient pas prêtes, et je n’étais même pas sûr qu’elles accorderaient foi à ce que je leur raconterais. Et qu’en serait-il si justement elles me croyaient, si elles se montraient soudain très impatientes de monter au Ciel, et que Dieu ne les laisse pas entrer ?
« Non, je devais être prudent. Je ne pouvais pas proclamer mon savoir du haut des rochers, ainsi que je l’avais fait durant mon bref passage sur Terre. Si je devais m’immiscer dans la progression de l’un de ces défunts, il fallait que ce fût avec la plus grande chance de le voir m’accompagner jusqu’au Trône de Dieu.
« Comprendre la vie et la mort ? Ce n’était pas suffisant. Accepter la mort ? Ce n’était pas suffisant. Se montrer indifférent envers la vie et la mort, ce n’était pas assez bien. Dérive et confusion silencieuses. Non. Ce genre d’âmes avait perdu son tempérament. Elles étaient aussi éloignées d’un ange que l’était la pluie qui tombait sur la Terre.
« J’arrivai enfin dans une zone plus petite que les autres, et peuplée de quelques âmes seulement. Souvenez-vous, je suis le Diable. J’ai passé beaucoup de temps au Ciel et en Enfer. Aussi, quand je dis quelques, c’est pour vous en faciliter la représentation mentale. Pour être plus précis, disons quelques milliers ou plus. Mais il s’agit d’un grand nombre. N’en doutez pas.
— Je vous suis.
— Et ces âmes me stupéfièrent par leur rayonnement, leur sérénité, et le degré de connaissance qu’elles avaient atteint et su conserver. Presque toutes avaient une apparence humaine complète. En fait, elles avaient reconstitué leur forme originelle, voire leur forme idéale dans l’invisible. Elles ressemblaient à des anges ! Ces hommes, ces femmes et ces enfants invisibles portaient les vêtements qu’ils avaient affectionnés durant leur vie. Certains venaient d’arriver, tout juste défunts et déjà enclins à la méditation, prêts à affronter le mystérieux. D’autres avaient tout appris au Schéol durant des siècles d’observation et de crainte de perdre leur individualité, même s’ils avaient été les témoins d’atrocités. Mais tous étaient intensément visibles ! Et anthropomorphes, bien qu’ils fussent diaphanes, bien sûr, comme le sont tous les esprits ; certains étaient plus pâles que d’autres ; mais tous pouvaient être vus par autrui et par eux-mêmes.
« Je me mêlai à eux, m’attendant à être rabroué, et je réalisai aussitôt que ces âmes me voyaient d’un œil différent que les autres. D’ailleurs, elles voyaient tout différemment. Elles étaient davantage en harmonie avec les subtilités de l’invisible parce qu’elles en avaient accepté toutes les conditions. Si je souhaitais être ce que j’étais, qu’il en soit ainsi, pensaient-elles. Elles considéraient avec le plus grand sérieux la façon dont je réussissais à être cette créature immense et ailée, avec mes longs cheveux et mes robes flottantes. Peu après mon arrivée, je perçus le bonheur autour de moi. Je me sentis accepté. Je sentis également une absence totale de résistance et une curiosité hardie. Elles savaient que je n’étais pas une âme humaine. Parce qu’elles étaient parvenues à un stade où elles pouvaient s’en rendre compte. Elles faisaient preuve d’une grande perspicacité à l’égard de ceux qu’elles observaient. Et elles avaient une vision très large du monde d’en bas.
« L’une de ces âmes avait l’apparence d’une femme, mais ce n’était pas ma Lilia ; du reste, je ne l’ai plus jamais revue sous quelque forme que ce soit. Cette femme donc avait dû mourir prématurément, après avoir eu de nombreux enfants, dont certains étaient là auprès d’elle, et d’autres toujours en vie. Il émanait d’elle une telle quiétude qu’elle en devenait presque éclatante. Car son évolution avait atteint un tel degré de perfection sur l’échelle invisible qu’elle commençait à générer une lumière proche de Celle de Dieu !
« “Qu’est-ce qui vous rend si différente ? lui demandai-je. Pourquoi vous tous, qui êtes ici regroupés, paraissez tellement différents ?”
« Avec une acuité qui m’étonna, cette femme me demanda qui j’étais. Les âmes défuntes ne posent généralement pas cette question. Elles se replongent aussitôt dans leurs vaines préoccupations et obsessions. Et elle ajouta : “Qui êtes-vous et qu’êtes-vous ? Je n’ai encore jamais vu ici quiconque comme vous. Seulement lorsque j’étais vivante.”
« “Je ne tiens pas à vous le dire pour l’instant. Mais je désire apprendre certaines choses de vous. Allez-vous m’expliquer pourquoi vous semblez heureuse ? Car vous l’êtes, n’est-ce pas ?”
« “Oui, répondit-elle, je suis auprès de ceux que j’aime, et je regarde en bas, je vois tout.”
« “Ainsi, plus aucune interrogation ne vous assaille ? insistai-je. Vous n’aspirez pas à savoir pourquoi vous êtes née et pourquoi vous avez souffert, ce qu’il vous est arrivé lors de votre mort ni pourquoi vous êtes là ?”
« À ma grande stupéfaction, elle se mit à rire. Chose que je n’avais jamais entendue au Schéol. C’était un petit rire apaisant, joyeux et doux, pareil à celui des anges. Je crois m’être tout naturellement mis à chanter tout doucement en guise de réponse ; c’est alors que son âme s’épanouit comme une fleur, de la même façon que les êtres charnels s’épanouissaient lorsqu’ils avaient appris à s’aimer ! Elle se fit chaleureuse envers moi et s’ouvrit.
« “Vous êtes beau”, chuchota-t-elle respectueusement.
« “Mais pourquoi, pourquoi tous les autres ici présents sont-ils si malheureux, et pourquoi vous, si peu nombreux, êtes-vous emplis de joie et de sérénité ? Oui, je sais, j’ai regardé le monde d’en bas. Et vous êtes auprès de ceux que vous aimez. Mais il en est ainsi pour tous les autres.”
« “Nous n’éprouvons plus de ressentiment envers Dieu, répondit-elle. Nous ne Le haïssons pas.”
« “Et les autres oui ?”
« “Ce n’est pas qu’ils Le haïssent, dit-elle d’une voix douce, me parlant avec précaution, comme si elle craignait de me meurtrir. C’est plutôt qu’ils ne peuvent lui pardonner tout cela… le monde, ce qui est arrivé, et ce Schéol dans lequel nous languissons. Mais nous, nous le pouvons. Nous Lui avons pardonné. Et tous ceux d’entre nous, pour diverses raisons, y sommes parvenus. Nous reconnaissons que nos vies ont été de prodigieuses expériences, malgré les peines et les souffrances, et nous chérissons à présent la joie et les moments d’harmonie que nous y avons connus, et nous Lui avons pardonné de ne jamais rien nous avoir expliqué, de n’avoir rien justifié, de ne pas avoir puni les méchants et récompensé les bons. Nous Lui pardonnons. Nous n’en sommes pas sûrs, mais nous soupçonnons que, peut-être, Il connaît un grand secret et sait comment toute cette douleur pourrait s’apaiser et être encore bénéfique. Et s’il ne veut rien en dire, eh bien ! il est Dieu. Mais quoi qu’il en soit, nous Lui pardonnons et nous L’aimons, conscients que jamais peut-être Il ne se souciera de nous, pas plus qu’il ne se soucie des galets qui jonchent la plage en bas.”
« J’étais sans voix. Assis, immobile, je laissai ces âmes se rassembler autour de moi de leur plein gré. Puis l’une d’entre elles, très juvénile, celle d’un enfant, me dit :
« “Au début, il nous semblait épouvantable que Dieu nous ait mis au monde pour qu’ensuite nous soyons assassinées comme nous l’avons été – car vous voyez, nous trois ici sommes mortes durant une guerre – mais nous Lui avons pardonné, parce que nous savons que s’il a pu créer des choses aussi belles que la vie et la mort, c’est qu’il doit comprendre.”
« “Vous voyez, me dit une autre, cela revient à cela. Nous serions prêtes à tout endurer à nouveau, si nous le devions. Et nous nous efforcerions d’être meilleures et plus aimantes envers notre prochain. Mais cela valait la peine.”
« “Oui, reprit une troisième. Il m’a fallu ma vie entière sur Terre pour pardonner le monde à Dieu, mais j’y suis parvenue avant de mourir, et suis venue séjourner ici avec les autres. Et, si vous regardez attentivement, vous verrez que nous avons fait de ce lieu une sorte de jardin. C’est très difficile pour nous. Nous ne travaillons qu’avec notre esprit, notre volonté, notre mémoire et notre imagination, mais nous créons un endroit qui puisse nous rappeler ce qui était bon. Et nous Lui pardonnons et nous L’aimons pour nous avoir donné au moins cela.”
« “Oui, fit une autre encore, simplement pour nous avoir donné quelque chose. Nous sommes reconnaissantes et emplies d’amour pour Lui. Car sûrement là-bas, dans les ténèbres, se trouve un immense néant, et nous avons vu trop de gens en bas obsédés par le néant et la misère, eux qui n’ont jamais connu les joies que nous avons éprouvées ou que nous éprouvons maintenant.”
« “Ce n’est pas facile, intervint une autre âme. La lutte fut très âpre. Mais il était bon de faire l’amour, et agréable de boire, et il était beau de danser et de chanter, et courir ivre sous la pluie était joyeux ; mais au-delà de tout cela se trouve un chaos, une absence, et je suis reconnaissante que mes yeux se soient ouverts sur le monde d’en bas, que je puisse en conserver le souvenir et le regarder d’ici.
« Je restai longtemps absorbé dans mes pensées, totalement silencieux, tandis qu’elles continuaient à me parler, moi qui les attirais, comme si la lumière en moi, si toutefois elle était visible, les aimantait. En fait, plus je répondais à leurs questions, plus elles se livraient et semblaient comprendre le sens de leurs propres réponses, leurs propos se faisant ainsi plus denses et plus approfondis.
« Je m’aperçus bientôt que ces gens étaient issus de peuples et de milieux différents. Et, bien que nombre d’entre eux fussent étroitement unis par leurs liens familiaux, il n’en allait pas ainsi pour tous. En fait, nombreux étaient ceux qui avaient totalement perdu de vue leurs parents défunts dans d’autres royaumes du Schéol. D’autres encore n’avaient même jamais posé les yeux sur eux. Tandis que certains avaient été accueillis au moment de leur mort par leurs disparus ! Et ces habitants de la Terre, avec toutes leurs croyances, étaient ici réunis, en ces lieux où la lumière commençait à briller.
« “Mais lorsque vous viviez sur terre, aviez-vous un point commun ? finis-je par leur demander. Ils ne purent répondre. Ils n’en savaient rien, vraiment. Ils n’avaient pas cherché à se renseigner sur l’existence des autres et, comme je leur posais des questions rapides, au hasard, il fut bientôt évident qu’ils n’en avaient aucun ! Certaines personnes avaient été très riches, d’autres pauvres, certains avaient inexplicablement souffert, d’autres avaient connu une vie dorée, prospère et oisive, au cours de laquelle ils en étaient venus à aimer la Création avant même de mourir. Mais je me rendais progressivement compte que, si je le désirais, je pouvais commencer à comptabiliser ces réponses et, en quelque sorte, à les évaluer. En d’autres termes, et chacune à leur manière, ces âmes avaient appris à pardonner à Dieu. Pourtant, selon toute logique, ces manières ne se valaient pas, l’une se révélant plus appropriée que l’autre, et infiniment plus efficace. Sans doute. Je ne pouvais en avoir la certitude. Et, dans l’immédiat, je n’aurais su l’affirmer.
« J’entourai ces âmes de mes bras. Je les attirai à moi. “Je veux que vous m’accompagniez pour un voyage”, leur expliquai-je. À présent, j’avais discuté avec chacune d’elles, et j’étais absolument sûr de mon choix.” Je voudrais que vous veniez au Ciel et que vous vous présentiez à Dieu. Toutefois, il se peut que cela soit très bref, et vous risquez de ne L’apercevoir qu’un seul instant ; il se peut même qu’il refuse totalement de Se laisser voir. Peut-être aussi risquez-vous de vous retrouver de nouveau ici, sans rien avoir appris, mais sans avoir souffert non plus. À la vérité, je ne peux rien vous promettre ! Personne ne connaît Dieu.”
« “Nous le savons”, répondirent-ils.
« “Mais je vous invite à vous présenter à Dieu et à Lui dire ce que vous m’avez dit à moi. Et maintenant, je vais répondre à votre question : je suis son Archange Memnoch, de la race même des autres anges dont vous avez entendu parler lorsque vous étiez vivants ! Viendrez-vous ?”
« Plusieurs en furent surpris et se montrèrent hésitants. Mais la majorité déclara d’une seule voix où se mêlèrent toutes les réponses : “Nous viendrons. Avoir la moindre chance d’apercevoir Dieu, ne serait-ce qu’une fois, est plus précieux que tout. Ou alors, c’est que j’ai oublié la douce odeur de l’olivier et le contact de l’herbe fraîche sous mon corps lorsque je m’allongeais. C’est que je n’ai jamais goûté au vin ni fait l’amour avec celles que j’aimais. Nous viendrons.”
« Plusieurs refusèrent. Il nous fallut un certain temps pour le réaliser, mais quelques-uns s’étaient totalement retirés. Ils me voyaient à présent pour ce que j’étais, un ange, et ils découvraient tout ce qui leur avait été caché ; ils venaient subitement de perdre leur sérénité et leur capacité de pardonner. Ils me dévisageaient, horrifiés, furieux, ou les deux à la fois. Les autres âmes se hâtaient de changer d’avis, mais c’était trop tard. Non, elles ne voulaient pas voir ce Dieu qui avait abandonné Sa Création, la laissant à des autels pour divinités de seconde zone de par la planète, ni prier en vain pour son intervention ou pour le Jugement dernier ! Non, non, non !
« “Venez, dis-je aux autres, essayons d’entrer au Ciel. Essayons de toutes nos forces ! Combien sommes-nous ! Un millier de fois dix ? Un million ? Quelle importance ? Dieu a dit dix, mais pas dix seulement. Dieu voulait dire au moins dix. Allez, venez !”